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22 avril 2018 7 22 /04 /avril /2018 19:37

Visiteurs indésirables

Dès les premières lueurs de l’aube, quand les chiens las d’avoir poussé leurs aboiements nocturnes s’endorment enfin, quand le chant de l’alouette se fait entendre, ils empruntent le sentier qui serpente entre les bouquets d’euphorbe et les épineux qui griffent les mollets. Le plus ancien, Mohamed, a revêtu sa déraa bleue, relevée sur l’épaule par-dessus ses vêtements habituels. Le chèche blanc entoure son crâne et les pans qui flottent dans la brise  seront plus tard rabattus sur sa face pour la défendre contre  la poussière.  Brûlée par le soleil, desséchée par le vent, sa peau a la couleur ocre de la terre. Il est « chibani » (vieux) mais avance droit et fier comme vont « les gens des nuages ». Ali, son fils, a opté pour le jean, il marque sa différence mais lui aussi, prudent, s’est enturbanné. Ils vont droit vers le plateau qui  tel une digue fait barrière avant l’océan. Dans la clarté matinale les premiers rayons de lumière jouent avec les reliefs, bientôt les mirages feront naître des lacs. Quelques gerboises regagnent  leurs terriers en bondissant.

 Le spectacle est grandiose, le voit-il ? Ils marchent en silence et fixent pour ne point s’en écarter la piste qui les conduira vers le but de leur voyage. Ils savent que bientôt l’astre du jour s’élèvera,  la sueur dessinera des sillons sur leur visage. Deux jours de marche pour réaliser la mission qui leur a été confiée.   Au campement, là-bas derrière la montagne, la tribu s’éveille. Les filles vont au puits, les garçons ramassent des brindilles et les femmes pétrissent le pain. C’est Fatima l’épouse de Mohamed qui étire la pâte avec dextérité. Elle plonge ses mains, dans l’eau froide et plaque « les crêpes » contre les parois brûlantes du four. Une bonne odeur s’élève, elle a une pensée pour son mari et le garçon  partis trop tôt, ils devront se contenter de croutons rassis de la veille. Ramèneront-ils la paix  dans le groupe ? Fatima s’inquiète, leur vie, autrefois calme, est troublée par des présences indésirables qu’ils ne savent comment chasser.

  Au loin sur la plaine caillouteuse se dressent des tentes brunes, les khaïmas des nomades, tout autour un troupeau : des chèvres et quelques moutons et des enfants qui jouent. Les hommes s’en approchent, des adultes leur font signe. L’hospitalité et la solidarité sont qualités des peuples du désert. Le temps ne compte pas quand on est invité, autour du braséro sur lequel chante la bouilloire, les marcheurs racontent leur histoire. Depuis la dernière lune un jeune cousin a un comportement curieux : un regard hagard, une agitation incessante et des rêves étranges perturbés par des visions fantasmagoriques qui le font parler dans son sommeil. Sans aucun doute un djinn a pris possession de son corps. Une réunion a eu lieu, longtemps ils ont palabré et cherché des solutions. Que faire pour libérer Hassan de cet hôte indésirable ? Grâce aux pluies de l’hiver ils ont pu ensemencer des cuvettes et le blé a  germé, la récolte est proche, un déplacement n’est pas envisageable. Seul le marabout saura et dira ce qu’il faut faire. Telle est donc leur mission, consulter celui qui écartera les esprits maléfiques et donnera les amulettes pour se protéger d’autres invasions.

La chaleur est étouffante, l’air est chargé de sable, la musette emplie de kessras (galettes) bien craquantes, à la croute dorée, cadeaux de leurs hôtes,  Mohamed et Ali ont repris la route. Durant leur conversation, ils ont appris qu’Hamed le fils du cousin du père de la sœur de la mère de Fatima conduit un camion qui transporte le poisson de Dakhla à Agadir. Les liens familiaux sont forts et de bouche à oreille le conducteur sera prévenu : demain matin sur le pont du Fatma deux voyageurs l’attendront.

La journée s’est déroulée comme prévue. Quand les ombres s’allongent, quand la lumière se fait plus douce, des effluves iodés chatouillent leurs narines, ils sont à proximité de l’oued, près de l’endroit où il rejoint l’océan.  Leur halte nocturne est prévue dans la case blanche qui se trouve au milieu des herbes sur la rive du fleuve. Là, vivait une femme, Fatma qui lui a donné son nom. Elle n’est plus mais son logis est, selon ses vœux, ouvert à tous. En repartant ils suspendront des offrandes à l’arbre qui a poussé sur sa tombe, le seul à des kilomètres à la ronde. Puisse-t-elle les protéger et faire de leur expédition une réussite. Sur le sol rugueux, pliés dans leur burnous sortis du sac à dos d’Ali, après une dernière prière, ils ont dormi, épuisés par leur marche. Le vent marin a sifflé dans les buissons, il a bercé leurs rêves. Un chacal a hurlé au plus profond de la nuit, la voie lactée brillait au-dessus de la cabane, au loin les vagues se fracassaient contre les falaises. Dès l’aurore, Ali a ramassé du bois mort, l’alouette a chanté, le père a préparé le premier thé.  

Plus tard quand la lune plongea dans l’océan, la marée s’inversa, les cueilleurs de grève  entamèrent leur récolte de bulots et crevettes tandis que les flamands fouillaient la vase. Mohamed et Ali grimpèrent dans le véhicule  qui poursuivit  son chemin en  cahotant, fumant  et parfois  hoquetant.

Dans la cabine, ils échangent les nouvelles. Ahmed s’inquiète : Comment Hassan réagit-il ? Qu’a-t-il fait pour être la proie des Djinns ? Ali évoque les hurlements nocturnes de son cousin, l’angoisse qui s’empare du campement. Mohamed rappelle que les créatures élisent domicile dans le corps des plus faibles. Il faut rapidement protéger les enfants.    La brume, comme un voile estompe l’aridité du paysage. Le cousin  les conduit à bon port. Dès l’entrée de la ville les conserveries de sardines dégagent leur odeur nauséabonde. Ils descendent et se dirigent vers la plage. Ils se fraient un chemin entre les détritus abandonnés par les pêcheurs et poussés par le vent constant.

 Ils avancent évitant les silex acérés.  Sur le seuil d’une cahute, un vieillard, le visage couturé de rides, s’appuie sur un bâton noueux : c’est lui « le sage » qu’ils recherchent.   La cérémonie des salutations est longue, chacun s’informe de la santé des membres de la famille afin de ne pas commettre d’impair puis tous rentrent dans la cabane.  La pièce est sombre, sur le kanoun les braises rougeoient,  l’eau du thé chauffe. Les visiteurs s’assoient sur les coussins et exposent la situation. Le silence s’installe. A l’extérieur les goélands se disputent une charogne, on les entend railler.    Le patriarche a écouté, il est maintenant plongé dans une longue méditation que ses visiteurs respectent. La suite restera secrète: conseils, recommandations, distribution de talismans ? Ali a été prié de sortir, il arpente la plage discutant avec les pêcheurs qui traquent la grosse prise. Il sait qu’il est encore trop jeune pour être associé à ces graves décisions.

Beaucoup plus tard  les  hommes se dirigent vers les rues commerçantes. Sur la place tajines et grillades ouvrent l’appétit. Tous les trois s’assied autour du plat fumant. Avisant un quatre quatre transportant un dromadaire, Mohamed s’approche, échange quelques mots avec le chauffeur et le convie à partager leur repas. L’affaire est conclue, ils rentreront chez eux, là-bas, en voiture, le marabout ne les accompagne pas, il a donné à Mohamed ses instructions.

Un mois s’est écoulé, Hassan est redevenu paisible. La tribu a fait une bonne récolte. Il est temps de déménager,  de chercher un autre lieu pour passer la saison chaude. Empruntant la piste qui conduit vers la mer, ils vont suivant des repères connus d’eux seuls. Bientôt la brise marine rafraîchit l’atmosphère, quelques buissons, quelques herbes rompent l’immensité sableuse, elles alimenteront le troupeau de chèvres. On entend les ronflements des  voitures, preuve que la civilisation n’est pas loin !   Quelques cairns marquent l’endroit, c’est là qu’ils établiront le camp  d’été, loin des démons malfaisants et néfastes qui n’aiment que les déserts. Ils tiendront l’endroit propre ainsi que leur a demandé le marabout : les djinns aiment se nourrir de détritus. Mohamed  réunit la tribu, leur fait dire les prières qui ramèneront  la paix, distribue les talismans remis par l’ancêtre.  Une nouvelle saison commence.   

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