MIRAGE OU REALITE ?
Il y avait dans cette vaste étendue désertique un étrange animal.
D’où venait-il ? Tous l’ignoraient. Il errait mélancolique, cherchant vainement sa pitance entre les cailloux qui jonchaient le sol. Une belle et étrange histoire d’amour avait permis sa venue au monde. Hélas, la suite, comme vous allez le découvrir, n’inspirait que tristesse et remords.
Une ânesse était née dans un village du grand sud niché dans les montagnes de l’Atlas, une région pauvre, aride, où la vie est une lutte perpétuelle. Quand les pluies, si rares, tant espérées, permettaient d’envisager les semailles, elle tirait la charrue. Tous les soirs les enfants la chargeaient de bidons et, par le sentier qui serpentait dans la colline, la menaient au puits. Ployant sous la charge elle ne pouvait se dérober au pénible retour : armés d’une pique, ses conducteurs, la houspillaient sans arrêt. Elle avançait tête basse, lentement mais prudemment, espérant un picotin d’avoine en paiement de son travail. Une pierre qui roule et c’est la chute, la pente était raide et le chemin escarpé.
Dès l’aube, le lundi, jour de souk, la famille s’entassait dans la carriole et la promenade se déroulait suivant un rite immuable : pas question de flâner, trot de rigueur, le fouet prêt à claquer si le rythme ralentissait. En bordure d’un champ, envahi par une foule bruyante et active, elle retrouvait ses congénères et tous attendaient la fin des festivités, entravés mais libres de papoter. La convivialité des ânes est légendaire, ils aiment la compagnie de leurs semblables. Sa mère y avait rencontré l’élu de son cœur, bientôt, elle aussi aurait un ami, et fonderait un foyer.
Le destin devait en décider autrement !
En revenant de la corvée d’eau, elle trouva, couché dans son étable, un compagnon inattendu: un dromadaire ! Le paysan l’avait acheté, le matin même, à une caravane qui terminait son ultime voyage.Le camélidé, connu depuis l’antiquité pour ses capacités à tirer l’araire, serait parfait pour défricher la terre fraîchement acquise dans des lieux inhospitaliers.
Le lendemain, attelés de concert, ils s’efforcèrent de tracer un sillon, le plus droit possible, dans un sol rocailleux à flanc de montagne.
Fatigués, fourbus, après avoir accompli leur rude labeur, ils retrouvèrent leur litière pour une nuit de repos. Une amitié, une tendre complicité s’établit entre eux.
Dame nature nous réserve parfois des surprises !
Les savants, depuis longtemps, jouent à l’apprenti sorcier dans leur laboratoire, manipulent les gènes et mélangent dans les éprouvettes les semences sélectionnées. Ils seraient bien étonnés s’ils apprenaient que dans une remise, naquit, douze mois plus tard, un être hybride. Eux qui après de multiples tentatives, n’ont réussi à produire que deux camas, mélange d’un guanaco et d’un dromadaire.
Un braiment de joie rompit le silence de la nuit pour saluer sa venue.
Le papa très fier, blatéra de satisfaction. A genoux il ne se lassait pas d’admirer sa progéniture.
Le maître des lieux, interloqué, cherchait en vain une explication à cet enfantement.
Les enfants accoururent, caressèrent la petite boule fragile qui tentait de dresser ses pattes flageolantes. Personne, ce jour là n’examina attentivement le nourrisson, il eut donc la vie sauve. Affamé, il téta goulûment la mamelle qui s’offrait à lui.
Pris par leurs occupations, peu enclins à s’attendrir devant les évènements de la vie, somme toute bien naturels et ne nécessitant pas d’attention particulière, les habitants du logis laissèrent mère et bébé faire connaissance. Si le nouveau né survivait, il serait temps de prendre une décision, dans le cas contraire, on attendrait la prochaine naissance.
Quelque temps plus tard, abasourdi, l’agriculteur observait « la chose ».
Elle gambadait autour de sa mère, folâtrait dans l’herbe derrière la maison. Par la porte restée ouverte, les senteurs printanières les avaient attirées à l’extérieur. Couché dans la paille, le dromadaire regardait son rejeton avec fierté, mâchonnant consciencieusement son brin de verdure.
Etait-il devenu fou ? L’homme se frotta les yeux, écarta une mèche rebelle, non il ne rêvait pas, elle broutait là devant lui. En silence, de peur d’alerter les voisins, il avança prudemment vers le couple. Troublé, il n’osait les toucher !
De loin on pouvait croire à un petit ânon, la couleur, les oreilles sans cesse en mouvement, oui, c’était bien l’héritage maternel. Mais son dos ? Cette excroissance, cette bosse, qui se balançait de droite à gauche, comme un sac vide ?
Et son museau ? La lèvre supérieure fendue, une haleine à faire fuir le plus intrépide des curieux, sa mâchoire allait et venait, ne réussissant pas à conserver les grains d’avoine que sa mère lui désignait.
Sa queue ? Longue, balayant le sol et munie d’une ridicule touffe de poils à son extrémité !
Regardant furtivement si quelqu’un pouvait apercevoir ce qui se passait dans son jardin, le fermier se désolait.
Une catastrophe ! Il deviendrait la risée du douar si la nouvelle se répandait !
Il fit rentrer les animaux dans l’étable, ferma soigneusement la porte à clé et s’en fut dans le djebel pour réfléchir.
L’angoisse s’empara de lui. Il ne se souvenait pas d’avoir insulté un djinn, ni blessé un marabout qui aurait pu lui jeter un mauvais sort.
Quel péché avait-il commis ?
Assis sur un rocher, à l’ombre d’un figuier, la tête entre ses mains, ses pensées se bousculaient : comment résoudre une telle situation sans se couvrir de ridicule?
Seuls les siens s’inquiéteraient de la santé du nourrisson. Il eut un geste de dépit ; la naissance avait suscité un espoir : une prochaine rentrée d’argent, fruit de la vente, aurait amélioré les maigres revenus de la propriété. Feindre une maladie pour écarter les visiteurs serait facile, il ne fallait pas contaminer le reste du cheptel, chèvres et moutons devaient être protégés.
Mais que faire de cet énergumène ?
Le laisser dépérir était hors de question : les forces occultes, sûrement à l’origine de cette histoire, n’apprécieraient pas. Ignorant les raisons de cette punition - si punition il y avait- il devait prendre des précautions et éviter de nouveaux ennuis.
La saison des récoltes approchant, il serait aisé d’habituer le petit à une absence progressive de ses compagnons, le temps du sevrage serait long, mais l’enclos protégé par une haie de figuiers de barbarie le soustrairait aux yeux de la collectivité.
De retour à la maison, il se cacha pour voir une nouvelle fois l’objet de ses soucis.
Mi âne, mi chameau, les doux yeux de maman, le rictus de papa ; cette moue dédaigneuse qui lui donne l’air de sourire avec condescendance, une facétie de la nature, pensa-t-il, mais il n’appréciait pas le comique de la situation !
Serait-il têtu, capricieux ? Aurait-il la résistance du vaisseau du désert ?
Trotterait-il, ou marcherait-il à l’amble, donnant le mal de mer à celui qui le monte ?
Saurait-il baraquer pour charger son cavalier ?
Perdu dans de sombres pensées, son épouse le surprit.
Apercevant la créature, elle poussa un hurlement de terreur. La différence fait peur !
- C’est un monstre !
- Voilà le rejeton de notre ânesse ! La honte est sur notre famille !
Partager son tracas soulagea son fardeau. Son visage se détendit, ils décidèrent de garder le silence et de remettre à plus tard la recherche de la solution. Le sommeil, source de réconfort apporterait peut-être une réponse à leur préoccupation.
Las, leur air de conspirateurs les trahit ! Les enfants eurent vite fait de découvrir la cause de leurs allées et venues à l’étable et malgré l’interdiction formelle d’y entrer, ils s’y retrouvèrent tous, un soir, autour de celui qui y avait vu le jour.
La rumeur se répandit dans la région, on cachait un étrange phénomène chez Ali !
Dieu est le créateur de toute chose vivante, il faut respecter sa volonté, ne pas chercher à comprendre, mais……
Maléfice ou bon présage ? La différence tient parfois à peu de chose :
Que vienne la pluie, que les récoltes soient abondantes, on le remerciera.
Que la sécheresse se prolonge, que les nuages de criquets dévastent les champs de céréales, on chassera sans ménagements celui qui sera jugé responsable !
Pendant plusieurs mois, on vint de loin voir « le drom’âne », le toucher, le caresser, lui porter de l’herbe fraîche.
Il grandissait, prenant à l’un ou l’autre de ses parents quelques traits de caractères. Son aspect physique intriguait, repoussait parfois, mais ne laissait pas indifférent. Ses grognements peu mélodieux amusaient les enfants. Il faut reconnaître que ni papa ni maman n’étaient des chanteurs appréciés !
Cela ne pouvait durer, la chance tourna, les jours de bonheur laissèrent place à la méchanceté ou à l’ignorance.
Une clameur s’éleva dans la chaleur de midi : les mauvais esprits avaient frappé ! Le bouc du troupeau voisin venait de rendre l’âme sans raison apparente.
La terreur fut à son comble quand une brebis s’effondra.
Le malheur ne pouvait venir que de « la chose », il fallait l’éloigner ! Les femmes se répandirent en lamentations, les paysans s’armèrent de gourdins et se dirigèrent vers le misérable. Dans cette frénésie qui gagnait, une voix s’éleva : ne pas le tuer, l’envoyer loin vers ces étendues sans fin dont on ne revient pas !
La bête fut poussée, huée. Les clameurs hostiles l’accompagnèrent dans son exil. Elle prit la fuite pour échapper à ses poursuivants hystériques. Parvenue bien au-delà des confins du bled, elle huma l’air et se reposa. Quelques touffes d’épineux calmèrent sa faim. Sa sobriété, héritage de papa, lui permit d’attendre des jours meilleurs et de préparer une vie d’errance. Sa vie s’organisait dans les steppes rocailleuses quand … une caravane s’arrêta près de la source où il s’abreuvait. En entendant le sable crisser sous les pas des nouveaux arrivants, le drom’âne s’était plaqué contre la falaise cherchant refuge dans une anfractuosité. A nouveau les regards de méfiance, de curiosité, vite remplacés par des cris d’allégresse.
Traité comme une merveille de la création, il accompagna les nomades, reçut sa nourriture, participa aux corvées de transport. A chaque halte on l’entourait de soins et les enfants jouaient avec lui. Devenu membre de la troupe, il coula des jours heureux. Le vent chaud du désert transmis la nouvelle de son union avec une belle chamelle. Une année plus tard, comme dans un conte de fées, il eut la joie d’accueillir un chamelon, blanc, qui devint porte bonheur de la tribu. Ainsi va la vie dans un monde tantôt cruel, tantôt généreux.
Nic 2 avril 2003